lundi 8 juin 2020

San Isidro : à la recherche d'anciennes tardes madrilènes


   Ces dernières années, la feria taurine de San Isidro, devenue obèse avec ses plus de 30 spectacles suivis, se prolongeait au moins jusqu'au 15 juin. La voici aujourd'hui réduite à néant en raison de la crise du coronavirus. Bonne occasion pour partir en quête de vieilles tardes madrilènes qui ont marqué ma vie d'aficionado.



Samedi 29 mai 1976
Madrid   Las Ventas
Six toros d'Eduardo Miura (nobles) pour Damaso Gomez (applaudissements, vuelta), Angel Teruel (vuelta, une oreille) et Ruiz Miguel (silence, vuelta).
   Le voyage jusqu'à Madrid - quatre très jeunes hommes dans une Simca 1000 - a été un luxe. Luxe également la pension borgne de la calle Espoz y Mina qui nous hébergera durant trois jours. Existe encore à l'époque cette institution qui me parait aujourd'hui d'un autre monde et d'un autre temps : le sereno. Peu importe l'heure de la nuit à laquelle vous rentrez, il suffit d'appeler, de frapper dans vos mains et, sorti d'on ne sait où, annoncé par un particulier cliquetis de ferraille, boitant bas, apparait la mine patibulaire de l'ange gardien de la rue. Il possède toutes les clés, cherche la bonne en maugréant et vous ouvre, sans plus de façon, la porte de l'immeuble où vous logez.
   Découvrir Madrid et Las Ventas à l'âge de vingt ans est un privilège. Nous comprenons bien vite qu'ici plus qu'ailleurs le public est un spectacle en soi. La veille pour notre prise de contact nous avons été édifiés : six broncas, une à chaque toro pour Damaso Gonzalez, El Niño de la Capea et Paco Alcalde face à des Pablo Romero difficiles et encastés. Aujourd'hui, avant le paseo, tout le monde se rejouit par avance de l'affrontement entre Ruiz Miguel et les Miuras. Mais la course sera différente de celle attendue. Les Miuras se laissent toréer, le lendemain la presse soulignera qu'il s'agissait, de mémoire de critique, de la corrida de MIURA la plus noble jamais vue en ces lieux.
   Damaso GOMEZ est déjà un vieux briscard, il tire son épingle du jeu et donne quelques très belles naturelles. Il perdra l'oreille à la mort.
   RUIZ MIGUEL est venu pour se battre mais l'opposition est trop tendre pour lui.
   C'est Angel TERUEL, alors à l'apogée de sa carrière, qui sera le triomphateur de la course. Le Madrilène, "qui avait exigé de les toréer pour asseoir son regain d'aficion et de popularité, en a très largement profité, tant dans leur lidia, toujours intelligente et appropriée, que dans ses faenas vraiment admirables de présence d'esprit, de résolution et d'art, passant de jolis galleos terminés en d'éblouissants molinetes à des naturelles - ou bien des droitières - profondes, après avoir splendidement embarqué ses adversaires en avançant à souhait sa muleta. Ses deux succès déclenchèrent l'enthousiasme d'un public plutôt sevré de tels exemples. Le second, encore plus complet, lui valut, avec la concession d'une oreille et la pétition insistante de l'autre, deux tours du ronds suivis et frénétiquement ovationnés" (Claude Popelin, Toros n⁰ 1030).



Vendredi 20 mai 1977
Madrid   Las Ventas
Six toros de Baltasar Iban (14 piques, assez bons) pour Paco Camino (cogida, division d'opinions), Angel Teruel (une oreille, salut) et José Maria Manzanares (vuelta, deux oreilles).
   Un an a passé et les petits Français sont de retour à Madrid dans les même conditions. Aucun problème pour garer la Simca 1000 dans les rues de Madrid.
   Déjà, la veille, avait eu lieu sur le sable venteño un évènement extraordinaire. Le Pharaon de Camas avait consenti à desserrer quelques bandelettes, comme aurait dit Georges Dubos. Pas une faena extraordinaire, non. Seulement une dizaine de passes : deux séries de derechazos, la seconde terminée par un trincherazo, et le desplante si caractéristique de Curro. Pour un jeune aficionado, voir Curro Romero bon est une chance mais c'est aussi  une forme d'initiation dangereuse. Il y a un avant et un après. On sait que l'on a vécu un moment à la fois parfait et bouleversant, quelque chose qui renvoie tout le reste à la médiocrité, mais dont il est nécessaire d'accepter la rareté, faute de quoi tout ce que l'on verra après risquerait de paraitre sans saveur aucune.
   Bienheureusement la course de ce vendredi ne constituera pas un retour à la médiocrité, ce sera au contraire la meilleure corrida du cycle isidril.
   Plus un billet bien sûr pour un tel cartel cumbre. Nous achetons à la revente des places au dernier rang des andanadas. Pour une corrida qui sera basée sur l'art ce n'est pas un problème et, de toute façon, notre porte-feuille ne nous permet pas de faire des folies.
   Les toros de Baltasar IBAN sont très lourds (614 kg de moyenne) mais discrètement armés. Après avoir pris honorablement 14 piques, ils feront preuve d'une combativité  et d'une noblesse suffisantes pour permettre la réussite de la tarde.
   Paco CAMINO débute sa faena supérieurement mais il est pris sur une naturelle et emmené à l'infirmerie dans l'émotion générale. C'est lorsqu'il en revient après la sortie du troisième toro qu'il donnera un quite fabuleux par chicuelinas, une des plus belles choses qu'il m'ait été donné de voir dans une plaza de toros. L'ovation est énorme, elle continue encore alors que les peons de Manzanares banderillent le bicho. Ce quite m'a toujours paru se situer dans un monde irréel et ce d'autant que j'ai vu depuis des centaines de chicuelina ordinaires, la plupart sans intérêt et aucune n'arrivant au niveau de celles-ci. Dans son comte-rendu de la corrida, Claude Popelin en grand analyste et pédagogue de l'art taurin tente une description technique : "Camino signa son retour en piste par trois énormes chicuelinas dans un quite au troisième toro - énormes parce que ne recortant pas et templant l'avance de la bête avec la pointe de la cape, avant de s'enrouler en elle" (Toros n⁰ 1053). Mais la magie venait aussi du salero et de la grâce de Paco Camino, et de la ferveur du public dont les olés possédaient une ampleur qui paraissait nous conduire dans une assomption vers le paradis du toreo.
   Angel TERUEL toréa remarquablement tout au long de la tarde mais le grand triomphateur en fut José Maria MANZANARES. Après une forte pétition  à la mort du premier il coupa les deux oreilles du sixième et sortit pour la première fois de sa carrière par la grande porte de Las Ventas. "Il a toréé les jambes ouvertes - comme cela doit être - en se livrant totalement.Quand il a toréé pieds joints, les passes les mains basses, d'une grande personnalité, ont transformé l'arène en une explosion irrépressible de olés et de clameurs. Eso es torear. Les distances, parfaitement mesurées; la muleta, plane; le corps, naturellement droit; les bras, à leur place; la ceinture, flexible; accompagnant sans rupture chaque muletazo jusqu'à son final" (Vicente Zabala, ABC).

1 commentaire:

lolle a dit…

Souvenirs, souvenirs.
Je me souviens aussi de la bronca majuscule essuyée par le pharaon de Camas à son premier toro : jets de coussins, rouleaux de papier hygiénique déroulés jusqu'à la piste, rien ne troubla l'artiste.
Hasta pronto.
Jean Pierre