samedi 15 mars 2025

Un texte de Jérôme Forsans

 
J'avais présenté il y a peu les réflexions de Jérôme Forsans sur la tauromachie (ici). Voici en complément à son dernier recueil CogiToro un texte qui établit un lien entre l'actualité et notre expérience d'aficionado :
 

La corrida nous rend-elle meilleurs?

L’aspiration au changement est inhérente à notre nature humaine. Ce processus actif depuis le simple organisme unicellulaire jusqu’à nos sociétés développées a accompagné notre évolution biologique et fait le tissu de notre histoire. Nous voyons actuellement un bouleversement de cette organisation planétaire qui ressemble plus à une destruction de l’ordre établi qu’à la reconfiguration de celui-ci vers des libertés nouvelles.

La mécanique évolutionniste semble s’être enrayée et nous conduire vers une période plus sombre de notre histoire.

Sans jamais se répéter, l'histoire oscille entre des cycles de progrès et de régressions.  Le siècle dernier en témoigne : l'élan émancipateur des années 60, marqué par les indépendances géopolitiques et les révolutions sociétales, contraste clairement avec la montée des intolérances et des forces destructrices des années 30. Là où le progrès rend possible la nouveauté, le nihilisme imite ce progrès par la simple rupture du cadre existant. Il est difficile de faire le bilan du 20ème siècle mais nous pouvons constater à la sortie des deux grands conflits mondiaux  deux avancées portées par la science: une augmentation de l’espérance de vie et un bouleversement fertile des conceptions de notre place dans l’univers. Les arts ont accompagné ces bouleversements et ont renouvelé la capacité de l’humanité à s’imaginer elle-même. Ces progrès, s'ils ont su entraîner les foules ont souvent été initiés par de simples individus dont les noms ornent les frontons de nos académies d'arts et de sciences.

Les périodes d’obscurantismes ont été aussi annoncées par des individus qui souvent sans aucun titre ni qualité ont  entraîné les foules.

Ces individus n’ont pas fait advenir de nouveaux possibles, avec leur lot inquiétant d’inconnu, mais ont réactivé une pensée archaïque en guise de changement. Là où le progrès nous donne un ailleurs dans lequel exister, l’obscurantisme mime un mouvement qui n’est qu’un défilé de vieux totems. Seuls des individus ayant abdiqué leur capacité de jugement au profit d’un collectif qu’ils se  sont paresseusement choisi peuvent accepter de se leurrer ainsi. Les arts et les sciences deviennent des ennemis pour eux car ils se satisfont d’une société où le vrai et le faux n’ont pas plus de valeur que le bien et le mal.

La confusion générale les préserve de penser par eux-mêmes ou de simplement recevoir toute expérience leur rappelant leur responsabilité personnelle. Ces individus simplifiés, selon la formule de Georges Bernanos, n’aspirent qu’à se décharger d'eux-mêmes dans un collectif rassurant, aussi évidemment mortifère soit-il.

Cet abandon qui contredit la composante élémentaire de la vie nous interroge. En admettant que la corrida, forme d'art actuellement la plus menacée survive, pourra-t-on dans cette atmosphère distinguer un taureau qui consent en toute plénitude au don que lui fait le torero de celui qui se rend passivement à la main de ce dernier? 

Un animal qui choisit d'entrer dans un cadre jusqu’alors inconnu avec celui qui se leurre d’exercer encore sa combativité?

Seul un spectateur qui dans sa propre existence n’aura cessé d’exercer sa douloureuse liberté pourra percevoir encore cette vérité.

La corrida comme tous les arts majeurs exigera toujours face à elle cet individu libre.

 

Jérôme Forsans