mercredi 18 janvier 2023

La temporada 1953

  Il y a maintenant 70 ans de cela, la temporada taurine de 1953 fut une temporada particulièrement importante dans l'histoire de la tauromachie. Non pour ses résultats exceptionnels, elle fut au contraire médiocre en tout, mais par le fait qu'elle constitue la première étape d'un retour à une plus grande moralité dans le monde des toros. En effet, depuis la fin de la guerre civile, plusieurs facteurs ont contribué à une édulcoration si importante de la corrida que celle-ci se trouve largement remise en cause dans ses fondements. Il y a d'abord, conséquence de la pénurie de toros à la fin de la guerre civile, l'habitude prise de toréer des novillos en guise de toros - et ce qui ne devait être qu'un recours lié aux circonstances est devenu la norme. Ensuite de grands imprésarios ont pris le pouvoir et, afin de protéger leurs poulains et par voie de conséquence leurs gains, ont imposé la pratique de l'afeitado ainsi que la corruption de la critique taurine. Enfin, la dictature franquiste, qui s'est largement désintéressée de la question taurine, ne permet que peu l'expression du mécontentement. Tout doit être pour le mieux dans le meilleur des mondes. En tauromachie comme pour le reste. Mais à l'automne 1952, dans ce monde délétère, un évènement fait irruption qui va obliger à reconsidérer certaines choses.

La lutte contre l'afeitado
   A l'automne 1952, Antonio Bienvenida, excédé par l'attitude des autres figures qui se refusent à toréer des corridas limpias, fait à la presse des déclarations fracassantes dans lesquelles il dénonce la pratique systématique de l'afeitado et annonce que désormais il se refuse à toréer les toros épointés. Il est soutenu par le quotidien ABC qui mène campagne à son tour et par le ganadero Antonio Pérez. L'onde de choc est immense et dépasse le milieu taurin. Les principaux journaux étrangers tels Le Monde ou Le New York Times reprennent l'information et mettent en doute la valeur de la corrida et des grands maestros espagnols. C'est sans doute cela qui pousse le gouvernement espagnol à réagir et le 10 février 1953 une Ordonnance du Ministère de l'Intérieur, publiée au Bulletin Officiel de l'Etat, reconnait que les fraudes et manipulations "mettent en péril le prestige et l'avenir de la corrida de toros" et prend des dispositions significatives pour y mettre fin : attestation par les éleveurs que "les cornes des toros n'ont été ni épointées, ni coupées, ni limées, ni soumises à quelque manipulation que ce soit"; examen post mortem des cornes par des vétérinaires; fortes amendes, voire interdiction de faire combattre les toros de l'élevage en cas de fraude avérée.
   Bien que de mauvais gré, le monde taurin est obligé de se soumettre et, de fait, la situation va considérablement s'améliorer sur le plan de l'afeitado.

Le problème de l'âge et du poids des toros
   Mais l'afeitado n'est pas la seule fraude qui nuit à la corrida. En ces années-là, ce que l'on appelle toro n'est en réalité la plupart du temps que novillo de trois ans.
   L'ordonnance du 10 février ayant aussi annulé la circulaire de 1943 qui réformait provisoirement les dispositions concernant le poids des bêtes, on revient à partir de cette temporada 53 aux poids minima du règlement de 1930, à savoir : 470 kg en première catégorie, 445 en deuxième et 420 en troisième. Mais les ganaderos ont bien du mal à fournir de tels toros car, années après années, les novillos étant lidiés en corrida, le cheptel n'a pu se reconstituer et le campo espagnol est quasiment vide de toros de quatre ans. Il faudra encore attendre vingt ans pour, en 1973, être sûr de l'âge des toros grâce au marquage de l'année de naissance sur la cuisse. En cette année 1953, les scandales liés au manque de trapío furent nombreux. Ainsi les toros de Manuel Sanchez Cobaleda lidiés lors de la corrida de bienfaisance madrilène pesèrent-ils 445, 435, 412, 440, 405, 474 et 422kg (un seul est donc de poids réglementaire !). A Pampelune le 9 juillet les Buendia sont d'une telle indigence que les mozos organisent la riposte. Au sixième bicho, la piste est entièrement couverte de coussins et de bouteilles et Pedres tente comme il peut d'en finir sous les olés énormes et ironiques de la foule. Puis les peñas sortent en silence par les escaliers, banderoles pliées, et défilent en ville au son de la Marche Funèbre pour ce qui pourrait être l'Enterrement de la Corrida.

Le problème de la France
   Chez nous, le mundillo espagnol règne en maître et peut tout se permettre car il n'est contraint par aucun règlement officiel. C'est pourquoi de nombreux aficionados, sous l'égide de la Fédération des Sociétés taurines, tentent de mettre en place un règlement qui serait appliqué par les villes taurines. Mais là encore il y a loin de la coupe aux lèvres.

Les toreros
   Le début de la temporada voit un certain Antonio Chenel "Antoñete" prendre l'alternative lors de la feria de Castellon. Le jeune Madrilène s'impose d'entrée par son toreo classique, sa classe, une main gauche privilégiée et ses coups d'épée sincères. Même les vieux critiques qui ont connu les temps anciens se rendent devant son art. Ainsi Raymond Massoutier dans sa chronique de la corrida de l'Oreille d'Or du 5 juillet à Bordeaux : "Antoñete possède une main gauche extraordinaire : il torée au ralenti avec un temple inouï, une douceur peu courante ... Le trasteo porta la marque grand muletero Assurance, maîtrise, douceur, tranquillité, frescura, gestes naturels, parfaite élégance, connaissance des terrains et des tendances du partenaire" (Toros n° 474) . Hélas ! le 11 août, à Malaga, une fracture de l'avant-bras met un terme à une temporada triomphale et inaugure une longue série d'accidents osseux qui handicaperont régulièrement sa carrière.
   Toujours du côté des classiques, Antonio Ordoñez confirme son talent et Rafael Ortega connait une bonne temporada après un triomphe mémorable à la San Isidro madrilène.
   Mais la mode est au tremendisme. Après la première retirada de Litri à la fin de la temporada 52, ce sont deux toreros d'Albacete qui l'incarnent. Pedres, lancé à grand renfort de publicité, a pris l'alternative l'année précédente et a déjà un statut de vedette. Il est souvent maladroit, à la merci de ses opposants, mais sa ténacité dans l'adversité finit par emporter l'adhésion des publics et des critiques. Son compatriote Chicuelo II prendra l'alternative en fin de temporada après une campagne de novillero triomphale.
   Il faut noter enfin le retour aux ruedos de Domingo Ortega. L'ancien maître des années trente, qui arbore maintenant une magnifique chevelure grise, distillera partout où il passera d'authentiques leçons de sabiduria et de maestria taurines.

La novillada
   S'il est un domaine qui a satisfait les aficionados tout au long de la temporada, c'est la novillada. Et pour cause : on y voit un bétail souvent mieux présenté que celui qui est lidié en corrida puisque l'âge des bêtes combattues est quasiment le même et qu'aucune vedette n'y impose son choix. Les novilleros sont certes souvent inexpérimentés et maladroits mais ils donnent le meilleur d'eux-mêmes, et grand public et aficionado y trouvent finalement leur compte. La petite plaza de Roquefort créera même l'évènement (voir ici) en présentant en France l' élevage d'Isaias y Tulio Vazquez, réputé pour sa bravoure et son sérieux.
 

   1953, avec ce premier combat mené contre l'afeitado, est une année charnière dans la lutte qu'ont toujours dû mener les aficionados pour le respect de l'éthique de la corrida, condition essentielle à sa survie. Ce combat, sans cesse renouvelé, sisyphéen, a toujours fait partie, hier comme aujourd'hui, de la condition d'aficionado.
 

                                                   D'autres documents sur la temporada 1953 prochainement




2 commentaires:

Frédéric a dit…

Excellent et passionnant éditorial. Bravo !

Malheureusement les problèmes évoqués dans l’article sont loin d’être résolus et restent toujours d’actualité. L’afeitado, certes réalisé de manière plus discrète est toujours là et l’âge et le poids des toros sont régulièrement bafoués dans des endroits bien connus des aficionados.

L’exemple d’une plaza de soit- disant 1ère catégorie, située sur les bords de l'Adour ou, pas plus tard que l'été dernier, un ganadero et un torero ont cautionné en totale impunité une véritable farce, parodie de tauromachie, manipulant ainsi un public crédule acceptant l’inacceptable est malheureusement représentatif de ces fléaux.

christian a dit…

Ce qui me sidere le plus c'est que dans ce mundillo désormais moribond,une frange dont le volume reste à définir de professionnels n'a meme pas l'idée de finir avec panache!
Ces ignobles preferent continuer de se vautrer dans l'ignominie de magouilles vieilles comme leur monde.
Quelques lumieres dans la nuit nous laissent l'illusion d'un monde propre.
Pour le reste.....