Je n'ai jamais vu toréer Antonio Ordoñez, mais je me souviens que son nom revenait systématiquement lorsque, dans mon enfance, la conversation des adultes évoquait les meilleurs matadors de toros. Antonio Ordoñez était considéré par tous comme le plus grand des toreros, le plus artiste, le plus classique, le plus dominateur. Mais tous ces superlatifs étaient atténués d'une réserve sur laquelle tout le monde était également d'accord : "quand il le veut bien". En effet le Rondeño était de ces toreros, dont aujourd'hui le digne représentant est Morante de la Puebla, qui, lorsque le toro ne leur plait pas ou leur condition animique n'est pas au rendez-vous, n'hésitent pas à assumer le renoncement à toute lidia au prix de féroces broncas. Cela ne l'empêcha pas de connaitre, certaines années, des triomphes réguliers (1965, 1968, par exemple), pas plus que d'affronter avec succès "lorsqu'il le voulait bien" les toros les mieux présentés et les plus réputés de son époque.
Pour s'en persuader, il ne reste plus à ceux qui, comme moi, sont "trop jeunes" pour l'avoir vu toréer que le secours des images vidéos. Imparfaites comme toujours, partielles, tributaires du hasard (au moins en ces années-là le totalitarisme de l'image n'était pas de mise), décevantes souvent. Pourtant, elles constituent des témoignages dignes d'être pris en considération pour qui n'a pas vécu les évènements dans l'intensité et la profondeur du présent. La série Toreros para la historia de Fernando Achucarro dont l'épisode consacré à Ordoñez est le quatorzième nous donne un assez bon aperçu de sa carrière et de son style.
De 1950, alors qu'il n'est encore que novillero, jusqu'à une fameuse tarde sévillane de 1967 sous la pluie face à des Benitez Cubero, en passant par de nombreuses faenas de la temporada 1965, nous avons un panorama assez complet du toreo du fils du Niño de la Palma.
Dès sa période de novillero, son art éclate : toreo con empaque, trincherazos supérieurs con sabor y dominio. S'il ne dédaigne pas les recours du toreo de profil, ce qui le caractérise plus sûrement est la recherche du toreo de trois-quart, pecho offert, jambe contraire légèrement avancée, qui donne à ses séries une profondeur extraordinaire. Son temple et la douceur de ses gestes sont prodigieux. Il parait un tueur sûr au répertoire d'estocades varié : volapié classique; recibir (on en voit un magnifique à Madrid en 1960 face à un Samuel Flores); il est enfin connu pour sa pratique de l'estocade en el rincon (entre la croix et le bajonazo), facilité qui lui valut des critiques nombreuses et justifiées, on en voit un bel exemple à Bilbao en 1962 lors de la corrida d'inauguration des nouvelles arènes.
Bien sûr le maestro de Ronda a toréé au cours de sa carrière, qui couvre les années 50 et 60, le toro jeune et parfois afeité qui sortait en ces temps-là. Mais on sait qu'il n'hésitait pas aussi à affronter le toro d'âge et de respect. A Madrid, en 1956, il se fait blesser par un Escudero Calvo, prédécesseur des Victorino Martin. Toujours à Madrid en 1965 il coupe deux oreilles à un brave Pablo Romero de tête haute après une faena heurtée (rare chez lui) mais dominatrice avec final muy torero et grande estocade. A Jerez lors d'une corrida concours on admire un grand toro du Marquis de Domecq qui prend, en brave, cinq piques pour une chute.
Malgré l'affadissement que provoque inéluctablement la corrida filmée, le toreo d'Antonio Ordoñez, sobre, classique, dominateur, m'est apparu d'une grande beauté et profondeur. Si je devais le caractériser par trois mots ce serait : temple, suavité, rondeur.
NB Le grand historien Bartolomé Bennassar (également revistero taurin à ses heures) a publié il y a peu un livre d'hommage au grand torero rondeño
Bartolomé Bennassar, Antonio Ordoñez, la magie du souvenir, Editions de Fallois, 2017
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